20/02/2025 ssofidelis.substack.com  7min #269367

« Bon » ou « mauvais » djihadiste : L'Al-Qaïda de Sharaa vs la Résistance de Sinwar

Par  Un contributeur de la première heure, le 19 février 2025

Dans un monde où les pouvoirs occidentaux définissent de manière sélective les « bons » et les « mauvais » leaders pour servir leur agenda géopolitique, le leader martyr du Hamas, Yahya Sinwar, est diabolisé pour avoir résisté à une occupation brutale et illégale, tandis que le nouveau président syrien d'Al-Qaïda, Abu Mohammad al-Julani, est relooké en homme d'État.

"Même les pages du New York Times incluent désormais régulièrement des récits distinguant les bons des mauvais musulmans : les bons musulmans sont modernes, laïques et occidentalisés, tandis que les mauvais musulmans sont doctrinaires, hostiles à la modernité et virulents".

- Mahmood Mamdani, Good Muslim, Bad Muslim: America, the Cold War, and the Roots of Terror

Dans son ouvrage fondateur,  Good Muslim, Bad Muslim, Mahmood Mamdani analyse le processus par lequel l'Occident fabrique et instrumentalise les distinctions entre "bons" et "mauvais" musulmans pour servir ses objectifs géopolitiques. Il soutient que ces catégorisations ne sont pas acquises, mais imposées, façonnées par les impératifs fluctuants de la politique étrangère occidentale.

Près de vingt ans après sa publication, sa thèse reste d'une actualité inquiétante. Elle est particulièrement flagrante dans la différence radicale entre le traitement réservé par l'Occident à  Yahya Sinwar, le responsable de la résistance palestinienne du Hamas, mort au combat, et à  Ahmad al-Sharaa, plus connu sous le nom d'Abou Mohammad al-Julani, le chef du groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS) en Syrie, affilié à Al-Qaïda.

L'histoire de deux leaders

Alors que Sinwar a passé l'année écoulée dans les ruines de Gaza ravagées par la guerre, échappant constamment à la surveillance israélienne et de l'OTAN tout en animant la résistance palestinienne contre une occupation et une agression israéliennes brutales, Sharaa, lui, se déplaçait librement à Idlib, et maintenant à Damas, assistant à des événements publics et recevant des diplomates occidentaux sans mesures de sécurité particulières.

Tout cela malgré la mise à prix de 10 millions de dollars par les États-Unis pour la tête de Sharaa, désigné terroriste. L'incongruité est choquante : un chef de la Résistance palestinienne internationalement reconnu est traqué et vilipendé, tandis qu'un ancien chef affilié à Al-Qaïda  se rebaptise homme politique légitime grâce à la complicité de l'Occident.

En 2021, TRT World a noté comment Sharaa se "réinvente" en artisan de la paix, se déplaçant librement alors même que les forces de la coalition occidentale pourchassent activement d'autres chefs djihadistes liés à l'État islamique et à Al-Qaïda.

Le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, a confirmé par la suite que Sharaa collabore avec Ankara depuis des années pour éliminer ceux que l'OTAN classe comme "terroristes". La réalité, cependant, est que Sharaa a participé à un processus de blanchiment soutenu par l'Occident pendant des années, au moins depuis 2012, et ostensiblement depuis 2017, lorsqu'avec le soutien du Qatar, il a commencé à  repositionner son Front Al-Nosra lié à Al-Qaïda en tant que force de libération syrienne s'opposant à l'influence russe et iranienne.

Blanchiment médiatique pour une légitimité politique

L'adhésion des médias occidentaux à Sharaa s'est clairement manifestée lorsque  The Times a décrit son retour à Damas comme celui d'un "dirigeant syrien politiquement correct qui rentre chez lui". Il ne s'agissait pas d'un événement isolé, mais de la volonté plus large de le présenter comme un libérateur de l'influence étrangère. Ses crimes passés, notamment les crimes de guerre contre des civils, l'esclavage des femmes yézidies et la violence fanatique, ont été opportunément passés sous silence.

Lorsque le groupe de Sharaa  a pris le contrôle de Damas en décembre dernier, l'alignement avec les intérêts occidentaux s'est précisé. Les frappes aériennes israéliennes ont systématiquement démantelé l'infrastructure militaire de la Syrie, en particulier dans la capitale et ses environs, mais Sharaa lui-même s'est déplacé dans la ville sans difficulté.

Alors que l'armée de l'air israélienne bombardait des sites militaires près de la place des Omeyyades, Sharaa a été vu en train de traverser tranquillement les mêmes zones en voiture. L'absence de réaction de sa part face à ces attaques a été assourdissante, d'autant que la  position officielle de son administration vis-à-vis d'Israël a marqué une rupture totale avec la politique antisioniste historique de la Syrie.

Les déclarations de son gouvernement n'ont fait état d'aucune intention de récupérer le plateau du Golan occupé ou d'autres territoires occupés, marquant ainsi une trêve de facto avec Tel Aviv.

La légitimation occidentale de Sharaa a trouvé son apogée lorsque son ministre des Affaires étrangères, Asaad al-Shaibani, a été invité à participer à la réunion annuelle du  Forum économique mondial à Davos, partageant la scène avec des personnalités telles que l'ancien Premier ministre britannique Tony Blair.

Sa rhétorique répondait aux attentes d'un public occidental : paix, lutte contre le terrorisme, privatisation et libéralisme économique, autant de concepts en vogue traduisant une volonté de s'inscrire dans l'ordre mondial néolibéral.

Diaboliser la Résistance : le combat de Sinwar

Pendant ce temps-là, Israël poursuivait sa campagne acharnée contre Yahya Sinwar, le qualifiant de "boucher", de "criminel de guerre" et de "tueur d'enfants", un discours repris avec empressement par les médias occidentaux sans être étayé par la moindre preuve.

Même si les crimes de guerre présumés attribués aux combattants du Hamas le 7 octobre 2023 ont ensuite été dénoncés comme de la propagande israélienne , l'image de Sinwar reste diabolisée. Dans ses derniers instants, alors qu'un drone israélien l'exécutait à Gaza, Sinwar ne s'est pas laissé impressionner. Il s'est battu jusqu'à son dernier souffle, s'imposant comme une icône de la Résistance palestinienne. Pourtant, même dans la mort, le récit occidental lui a refusé toute forme de légitimité.

La rédemption commode de Julani

À l'inverse, le passé de Sharaa a été rayé des mémoires. Son implication dans l'État islamique en Irak, sa position de chef adjoint de l'État islamique sous Abu Bakr al-Baghdadi, les exécutions de masse perpétrées par son groupe et le rôle de ses hommes dans l'asservissement des femmes ont tous été opportunément passés sous silence.

Les journalistes occidentaux ont rivalisé de zèle pour redorer son image, le dépeignant comme un leader pragmatique plutôt que comme le criminel de guerre qu'il est. Ses troupes gèrent toujours des prisons où les conditions de détention sont épouvantables à Idlib, où les opposants sont rayés de la carte, mais il est toujours la coqueluche des médias.

Ce contraste illustre la thèse de Mamdani avec une précision troublante : Sharaa est le "bon djihadiste" parce qu'il s'aligne sur les intérêts occidentaux et israéliens, tandis que Sinwar est le "mauvais djihadiste" parce qu'il leur résiste.

Le crime de Sinwar n'était pas le terrorisme, mais d'avoir réussi à défier l'armée d'occupation, en exposant les vulnérabilités d'Israël, longtemps perçu comme invincible. Sa résistance s'est propagée dans le monde arabe et musulman, au-delà des clivages sectaires, menaçant les intérêts occidentaux.

Sharaa, en revanche, ne représente aucune menace pour Israël. Il reste concentré sur  le règlement des comptes entre les différentes communautés en Syrie, qui fait de lui un pion utile plutôt qu'un adversaire. Son groupe ne remet pas en cause l'influence occidentale dans la région et ne résiste pas non plus à l'occupation permanente des terres palestiniennes. Voilà pourquoi il est plébiscité plutôt que diabolisé.

Sinwar est peut-être tombé, mais comme nous le rappelle le Coran : "Et ne parle pas de ceux qui sont tombés sur le sentier d'Allah, qu'ils sont morts. Au contraire, ils sont vivants, mais tu n'en es pas conscient". ( Coran 2). Son héritage perdure, vivace dans le cœur de ceux qui poursuivent son combat.

Malgré ses crimes, Sharaa est toujours en vie et politiquement influent. Sur l'échiquier géopolitique occidental, l'obéissance est récompensée tandis que la rébellion est réprimée.

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